L'ECRIT DE JOIE

L'ECRIT DE JOIE

Estelle, la jeune fille du conservatoire - (Épisode 41)

 

Quand les couleurs de l'ange s'assombrissent

 

Ce mardi, en fin d’après-midi, je suis à préparer mon cours. Il me reste une demi-heure avant l’arrivée de mes élèves. Nous sommes au début du mois de mars. Les journées s’allongent. C’est à présent bien perceptible. Peut-être même qu'une certaine douceur s'installe parfois. Je suis concentré lorsque trois coups sont frappés contre la porte. Sans lever les yeux de mes notes je lance : << Entrez ! >>. Je sais bien qui va faire son apparition d'ici quelques secondes. Estelle. Depuis tout ce temps ma jeune étudiante m’a habitué à ses visites d’avant cours. Je ne suis donc pas surpris de la voir. Vêtue ce soir d'un pantalon d'équitation extrêmement moulant, de hautes bottes noires. Un sweat sous une veste noire cintrée à la taille. Ses longs cheveux flottant sur ses épaules au rythme de sa démarche volontaire, décidée.

 

Nous ne nous sommes pas vus durant deux semaines. Les deux semaines des vacances scolaires de carnaval. Curieusement, Estelle n’est pas fougueuse. La jeune fille m’a pourtant habitué à des attitudes bien plus passionnées, plus révélatrices de ses sentiments exacerbés. Même étrangement, elle reste calme. Elle s’assoit devant le bureau. Elle reste longuement silencieuse, jouant avec ses mains. Ce soir, son regard est fuyant. Je suis un peu déstabilisé par cette attitude nouvelle. Un comportement que je lui connais pas. Le moment est étrange.

 

Je respecte ce silence. Tout de même un peu décontenancé, je continue mon travail. De longues minutes indéfinissables s’écoulent ainsi. << J’ai fait une rencontre pendant mes vacances ! >> finit elle par dire à voix basse. En martelant chacune de ses syllabes comme à son habitude. Je ne réponds pas. Je reste d'apparence impassible. Une apparence qui ne trompe sans doute pas. Dans ma poitrine, mon cœur marque comme un coup d’arrêt. Une boule se forme presque immédiatement dans ma gorge. En un instant je viens de basculer de l’insouciance au tourment. Chute de tension. Je viens de sentir la lame pénétrer de son tranchant cruel jusqu'au plus profond de mon être.

 

Nous restons silencieux. Je lève les yeux. Estelle me regarde avec embarras. Dans un effort visible elle tente de soutenir mon regard. Pour elle aussi c'est une épreuve inconnue d'enfoncer un poignard chauffé au rouge dans un cœur saignant. Je ne sais quoi dire, quoi répondre. Aussi, c’est la jeune fille qui continue : << C’est un garçon, il a 25 ans. Il a monté sa boîte à Nantes ! Je crois que je l’aime déjà ! >>. Je dois avoir les yeux humides. Aucun masque ne pourrait dissimuler le profond dépit qui vient de creuser mes traits de quadragénaire. Quatre décennies viennent de me tomber dessus. De tous leurs poids. Avec une violence inouïe. Je suis sous les décombres d'une tristesse infinie.

 

Enfin ma langue se délie. Je dois avaler ma salive. Avaler un sanglot afin qu'il reste invisible. Je m’entends répondre : << C’est dans la logique des choses. Cela devait arriver. N’est-il pas préférable que cela soit ainsi ? >>. Estelle s’empresse de me rassurer dans une tentative d'apaisement en précisant : << Je retrouve beaucoup de vous dans ce garçon. Il y a eu comme un "glissement" de vous à lui. Sans heurt comme si c’était un acte "organique" ! >>. J'écoute. Dans le regard de mon interlocutrice je vois de la compassion, de la compréhension. Je devine que son embarras est un fardeau aussi lourd que celui qui m'accable depuis la "révélation". Ses yeux sont humides. Je sens l'effort.

 

Les explications de la jeune fille restent inscrites dans cette profonde acuité qui la caractérise. Cette perception presque impudique des choses qui l'entourent. Combien de fois ne m'en a t-elle pas confier les effets sur sa psyché. Ce combat perpétuel qu'elle doit livrer pour s'adapter au monde réel.

 

Adolescente grandie trop vite. Estelle a toujours eu une conscience aigüe du monde dans lequel elle évolue. Elle m’a toujours étonné par ses capacités à se situer. Que ce soit dans un environnement induit par de totales improvisations ou par des impondérables. Les mots qu’elle vient de prononcer ont un soudain effet thérapeutique. Je reviens à la réalité. Mon naturel optimiste remporte la victoire. Je connais bien tout cela. Ce n'est pas la première "blessure" sur le champs de bataille de l'existence. J'ai une armure.

 

Toutes mes fonctions vitales reprennent leurs activités normales. Au fond de moi résonnent déjà les rires. Mon esprit analyse à nouveau à grande vitesse. Je suis comme soulagé. << Dimanche, j’ai un concours hippique. Je souhaite vous y voir. Vous pourrez rencontrer Jonathan. J’aimerais lui présenter mon professeur de musique. Vous avez tant compté pour moi ! >> lance t-elle. Devant mon silence, elle s'écrie : << S’il vous plaît ! >>. Je réponds immédiatement : << Je serais là, promis ! >>. Je m'empresse de rajouter : << Il faut disparaître. Le cours commence dans cinq minutes ! >>. Estelle se lève d'un bond pour filer vers la porte. Elle se retourne pour lancer : << Merci pour tout ! >>.

 

Pour la première fois depuis longtemps, le cours se déroule normalement. Lorsque les élèves quittent la salle, je vais au pupitre désert de ma jeune étudiante. Pour la première fois depuis longtemps il n’y a aucun billet plié. Mon cœur se serre jusqu’à la douleur. Quelle terrible sensation de solitude que de se retrouver soudain "orphelin". Encore une gifle de la vie en pleine gueule. Je monte à l’étage. J’entre dans les toilettes. J’observe ce lieu. Tout ce que j’y ai vécu me monte à l’esprit. Une épée chauffée au rouge s’enfonce dans mon cœur. Une larme s’écoule sur ma joue. Je me regarde dans le miroir au-dessus du lavabo. Je me redresse en murmurant : << Terminator ! Vite ! >>.

 

Je redescends à toute vitesse. Je ne suis pas homme à me laisser abattre. Quelle surprise. Là, assise sur les marches de l'escalier qui mène au ré de chaussée, Solène. Elle tourne la tête pour m'adresser un second << Bonsoir monsieur ! >>. Elle a l'air tristounette. Je demande : << Tout va bien ? On vient vous chercher ? >>. Solène se lève, prend son cartable et marche avec moi jusqu'à la porte. << J'aimerais vous parler un de ces jours ! >> dit elle. Une voiture entre dans la cour de l'école. Elle se précipite en rajoutant : << À jeudi prochain ! >>.

 

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18/11/2022

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